Définir le virtuel: une approche cognitive
Didier Verna
E.N.S.T.
mailto:verna@inf.enst.fr
Introduction
râce en particulier aux rapides progrès de la technologie, la notion de alité virtuelle
a connu r écemment un surcroît d’intérêt général. Les applications sont désormais nom-
breuses : simulation, aide à la chirurgie, jeux vidéos. .. Les domaines de recherche le sont tout
autant : infographie, logiciels et maté riels de réalité virtuelle ...
Selon le sens commun qui lui est accordé, un système de réalité virtuelle a pour but essentiel
de fournir à l’hum ain une illusion de réalité. On perçoit donc dès à présent l’importance capi-
tale de la composante cognitive dans l’évolution de cette d iscipline. Trois remarques s’imposent
cependant :
Paradoxalement, l’axe cognitif n’est pas l’optique la plus pré sente dans les travaux scien-
tifiques actuels : le récent regain d’intérêt pour le domaine provient essentiellement des
avancées technologiques de ces dernières années, et c’est selon ce même axe que l’on trouve
l’activité scientifique la plus importante.
Les quelques études cognitives menées à l’heure actuelle sont essentiellement axées vers
la psychologie expérimentale. Le but fondamental de ces études reste en général d’étudier
l’efficacité et les e ffets, au niveau perceptif, des périphériques matériels utilisés dans les
systèmes de réalité virtue lle, de manière à améliorer l’interaction avec ceux-ci, notament en
matière d’immersion.
D’autre pa rt, a v ec l’expression «réalité virtuelle » sont apparus de nombreux vocables («réa-
lité augmentée », «réalité artificielle»... ) dont le sens reste encore flou et fr équemment
propre aux auteurs qui les utilisent ou les proposent. Il semble d onc que la notion de «réa-
lité virtuelle » elle-même ne soit pas encore clairement finie, autrement que par la prise
en compte des moyens technologiques qui sont mis e n œuvre.
Dans ce contexte, la question d’une définition de la réalité virtuelle d’un point de vue cognitif, et
non pas technologique, apparaît comme un enjeu important pour l’avenir de cette discipline.
1 Définitio ns Actuelles
’image la plus répandue de la notion de réalité virtuelle est sans doute ce lle d’un utilisateur
doté d’un c asque de visualisation et de gants de données, évoluant dans un environnement
crée artificiellement par un ordinateur. Cette image ne reflète pourtant pas de manière exhaustive
ce que l’on peut entendre par «réalité v ir tue lle». L es définitions de la réalité virtuelle actuellement
proposées, font appa raître certaines directions communes, mais aussi certaines singularités sur
lesquelles il convient de mettre l’accent.
Importance de l’inter action Linteraction a v ec le monde virtuel, et non pas seulement la per-
ception de celui-ci, est un point particulièrement mis en exe rgue dans deux définitions (Fuchs,
1996, Burdea and C oiffet, 1993) : un monde virtuel ne doit pas seulement être un environne-
ment que l’on peut percevoir, mais il doit également «répondre aux commandes de l’utilisateur».
Définir le virtuel: une approche cognitive
Cette idée apparaît également chez Quéau (1993), dans une moindre mesure, avec la possibilité
d’«exploration ou de navigation» dans le monde considéré.
La composante immersive Chez Pimentel and Teixeira (1994) et particulièrement chez Bur-
dea and Coiffet (1993), la nécessité d’une forte interactivité entre l’utilisateur et le système de
réalité virtuelle doit conduire à une sensation d’immersion dans le monde virtue l, c’est à dire à
une sensation de présence physique dans l’environnement considéré. La composante immersive
serait donc une part essentielle de la finition du virtuel, découlant directement des capacités
d’interaction fournies par le système.
La composante infographique Qu’il s’agisse d’un «lieu artificiel» pour Fuchs (1996), d’une
«simulation par ordinateur» pour Burdea and Coiffet (1993) ou bien encore d’une «base de don-
nées infographique» pour Quéau (1993), la composante infographique est une caractéristique re-
prise dans la grande majorité des définitions proposées : que le monde virtuel soit complètement
imaginaire ou tente d’imiter un environnement réel, celui-ci doit être génér é par un ordinateur.
La composante cognit i ve Burdea and Coiffet (1993) mettent explicitement l’accent sur un
aspect cognitif de la réalité virtuelle : l’imagination de l’utilisateur. Leur idée est que la sensa-
tion d’immersion ne sera réellement efficace que si l’utilisateur participe activement, par l’ima-
gination, à la simulation. Quel rôle l’imagination de l’utilisateur doit-elle jouer ? Notament aider
celui-ci à «oublier» les imperfections d u système de réalité virtuelle et à se concentrer sur le s as-
pects fonctionnels de l’intera c tion. La définition proposée par Quéau (1993) contient également
une part de considération cognitive, dans le fait de considérer les aspect p roprioceptifs comme
une composante critique de l’efficacité des processus d’immersion.
La distinction réalisme vs imaginaire Au travers des différentes visions de la réalité virtuelle,
il se détache un consensus général sur les manières de distinguer les d ifférentes app lications de
celle-ci. Krueger (1991) place les deux extrémités en distinguant d’une part les systèmes desti-
nés à reproduire les environnements réels de manière aussi fidèle que possible, et d ’autre part
les «réalités artificielles », purs fruits de l’imagination de leur concepteur, sans aucun antécédent
réel. Vanderheiden and Me ndenhall (1994) viennent ensuite nuancer cette catégorisation par l’in-
troduction des «réalités altérées », étape intermédiaire dans laquelle les environnements réels
sont modifiés, mais conservent malgré tout certains de leurs aspects réalistes.
2 Le Modèle M
R
IC
vant de dé finir le virtuel, il est primordial d’avoir une vision claire sur la notion de réel. Dans
cette section, nous proposons d’envisager cette notion au travers d’un modèle cognitif repré-
sentant l’humain dans son environnement, le modèle M
R
IC (acronyme de Modèle Représentatif
de l’Interaction Cognitive). Ce modèle est p résenté sur la figure 1 ci-contre.
2.1 Les agents du modèle M
R
IC
Le modèle M
R
IC est composé d’«age nts» reliés entre eux par des chemins d’information. Ces
chemins sont notés par un
ou un suivant qu’ils sont dirigés dans le sens de l’Action ou de la
Perception, et sont indicés par les initiales des agents qu’ils relient. Nous décrivons ici les agents
composant le modèle, ainsi que les raisons qui nous ont conduit à les introduire.
2.1.1 Opérateur vs. Environnement
La première étape de modélisation consiste à distinguer l’humain de son environnement.
Notre démarche se focalisant sur l’interaction d’un humain unique avec son milieu, nous par-
2 Définir le virtuel: une approche cognitive
I
Agent de Contrôle
ETC
CT
A
P
OT
TO
A
OE
A
EO
P
Agent ExterneAgent Opératoire
Agent Mental Agent Physique
Chemin d’information
Zone de traitement d’information
E
Physiques
Lois
P
Connaissance, Intelligence, Intentions
État de l’environnement
Agent de Transcription
I
Zone de stockage d’information
FIG. 1: Le modèle M
R
IC
lerons désormais de l’opérateur afin de désigner sa ns ambiguïté l’humain que nous étudions.
L’existence d’un «environnement» autour de l’opérateur nous c onduit à introduire un premier
agent du modèle M
R
IC :
Définition 1: Agent externe
On désignera par le terme Agent Externe l’environnement de l’opérateur, c’est à dire l’ensemble des
objets physiques ou autres personnes au milieu desquels il est susceptible d’évoluer.
2.1.2 Mental vs. Physique
La deuxième étape de modélisation consiste à distinguer les domaines mental et physique de
l’opérateur. Cette distinction puise sa motivation dans le fait que l’interaction opérateur / en-
vironnement dépend de ces deux domaines. En tant qu’objet matériel, le corps est soumis aux
mêmes lois physiques que n’importe quel a utre objet de l’environnement. Cependant, la diffé-
rence entre le corps humain et un objet quelconque est son rattachement à l’«e spr it». L’opérateur
n’agit en fait jamais directement sur son environnement : strictement parlant, une action directe
de l’opérateur sur l’environnement relèverait de la télé kinésie. L’opérateur n’agit en alité que
sur son propre corps, et l’action sur l’environnement en est une conséquence indirecte.
La distinction que nous opérons entre mental et physique se situe bien au niveau conceptuel :
le cerveau, comme objet matériel, est considéré comme faisant partie de l’agent physique.
Cette distinction nous permet d’introduire trois nouveaux agents du modèle :
Définition 2: Agent Opératoire
On appelle Agent Opératoire le domaine physique de l’opérateur, à l’interface avec l’environnement et
produisant effectivement les interactions avec celui-ci.
Définition 3: Agent Mental
On appelle Agent Mental le domaine non physique de l’opérateur relatif aux processus mentaux (connais-
sance, raisonnement, décision, réflexes... ).
Définir le virtuel: une approche cognitive 3
Définition 4: Agent Physique
Nous appellerons Agent Physique l’ensemble co nstit de l’agent externe, d e l’agent opératoire a insi
que des lois de la p hysique qui les régissent.
2.1.3 Explicite vs. Réflexe
Notre modélisation ne serait pas complète sans une dernière étape, la distinction entre proces-
sus explic ites et réflexes au sein de l’agent mental. Cette distinction puise sa motivation dans le fa it
que l’humain n’est que partiellement maître de ses actions et de ses perceptions : il existe entre le
niveau de d écision et le niveau physique, de s mécanismes «réflexes», dont la mise en œuvre est
indépendante de la volonté de l’opérateur, c’est à d ire qui ne sont pas contrôlables. L a marche
est un exemple d’un tel mécanisme : alors qu’un humain normalement c onstitué marche sa ns
difficulté, celui-ci éprouve une grande peine à décrire verbalement les mouvements occasionnés
par le processus de la marche. Il n’a en fa it pa s une connaissance explicite de toutes les étapes
nécessaires à l’accomplissement d’un pas.
Ces considérations nous amènent à scinder l’agent mental en deux nouveaux agents :
Définition 5: Agent de Contrôle
On appelle Agent de Contrôle le domaine de l’agent mental lié à l’intelligence, au raisonnement, à la
connaissance explicite. Cet agent est notamment responsable des processus de décision.
Définition 6: Agent de transcription
On appelle Agent de Transcription le d omaine de l’agent mental rassemblant les processus d’action ou
de perception ne relevant pas de la volonté du contrôle de l’opérateur.
2.1.4 Modules terminaux
Le modèle M
R
IC fait également apparaître deux modules terminaux, notés
et aux deux
extrémités des chemins d’information. Ces modules représentent des «états statiques», des «mé-
moires» d’information, par opposition aux cheminements dynamiques que nous venons d’ex-
pliciter. Le module
représente par exemple l’éta t général de l’agent physique, la position des
objets, le s conditions de lumière etc. tandis que le module représente l’état général de l’agent
mental, et comprend en par ticulier les intentions de l’opérateur ainsi que tout ce qui relève d e la
connaissance dont il dispose.
2.1.5 Traitement de l’information
Les processus de traitement de l’information interviennent au sein de s quatre agents élé-
mentaires de notre modèle. Les disques noirs représentés sur la figure 1 en page précédente
indiquent les zones ces processus interviennent. Parmis tout ces processus, nous voyons que
deux d’entre eux introduisent des «retours» d’information au milieu du modèle :
Ce processus correspond aux «réactions» immédiates et non contrôlées à partir
d’une perception. Les réflexes humains, comme le sursaut en ca s de peur, en sont les exemples
les plus démonstratifs.
Inversement, ce processus correspond à un retour direct des actions sur l’agent
opératoire. Le sens proprioceptif et kinesthésique en pa rticulier, c’est à dire la capacité de ressen-
tir les mouvements de son propre corps, intervient à ce niveau.
4 Définir le virtuel: une approche cognitive
2.1.6 Notion d’interaction
Au travers du modèle M
R
IC, nous constatons que la connectique de nos a gents élémentaires
établit quatre boucles d’information. U ne boucle d’information est établie quand un agent a la
propriété de retourner de l’information, après traitement, v ers l’agent qui lui a envoyé. Ceci nous
fournit une manière très naturelle de définir la notion d’interaction :
Définition 7: Interaction
Deux agents élémentaires du modèle M
R
IC sont en interaction quand il existe une boucle d’information
les reliant, telle que ces agents en constituent les retours.
Ainsi donc, tandis que Burdea and Coiffet (1993) p roposaient les trois « du v ir tue l, nous pro-
posons les quatre « du réel. Il existe en effet quatre combinaisons d’agents en interaction selon
notre modèle. Ces combinaisons sont résumées sur la figure 2.
Agent de Contrôle
Agent Opératoire
Agent de Contrôle Agent Externe
Agent de Transcription Agent Opératoire
Agent de Transcription
Agent Externe
FIG. 2: Les quatre «I» du réel
Comme nous l’avons dit au début de cette section, notre but est de clarifier ce que l’on peut
attendre de la notion de réel. Dans cette optique nous ne cherchons aucunement à définir le réel.
Au contraire, l’élaboration du modèle M
R
IC est une manière de décrire le réel, plutôt que de le
définir. Dans tout ce qui suit, la notion de réalité sera donc interprétée selon le sens qui lui est
communément accordé, et v ue au travers du modèle M
R
IC. Par conséquent, nous statuons que le
modèle M
R
IC est un modèle cognitif décrivant le réel.
3 La Réalité Vir t uelle
ans cette section, nous mettons à profit le modèle M
R
IC afin d’élaborer une définition du
virtuel homogène à notre vision du réel, c’est à dire d’un point de vue cognitif et selon
l’axe de l’interaction.
3.1 Le virtuel : une méta-définition
Tout système de réalité virtuelle est avant tout réel : l’opérateur interagit avec un ordinateur
et des périphériques matériels. D’un point de vue cognitif, la réalité virtuelle est donc un état
dans lequel l’opérateur «oublie» les contraintes que lui impose le système, pour ne se concentrer
que sur la résultante de celui-ci.
Pour cette raison, il est préférable de ne pas tenter de d éfinir le virtuel, mais plutôt les processus
de virtualisation, c’est à dire les p hénomènes cognitifs qui font qu’à un instant donné, l’opérateur
entre dans le virtuel.
3.1.1 Processus de virtualisation
Un processus de virtualisation est donc un processus cognitif par lequel l’opérateur «oublie»
sa alité et/ou celle de son environnement, e t accepte une réalité d ifférente. Dans la mesure
Définir le virtuel: une approche cognitive 5
nous voyons le réel au travers du modèle M
R
IC, il convient de définir un processus de virtua-
lisation par rapport à ce même modèle. Le modèle M
R
IC, comme nous l’avons vu, est structu-
rellement fondé sur l’existence de quatre agents élémentaires. Si la virtualisation consiste en la
proposition d’une autre réalité, par rapport au modèle M
R
IC, la v ir tualisation consisterait en la
proposition d’autres agents. Ceci nous conduit naturellement à la définition suivante :
Définition 8: Virtualisation
Étant donnée une situation réelle décrite par le modèle M
R
IC, on dira qu’il y a virtualisation lors-
qu’un ou plusieurs des quatre agents élémentaires du modèle est remplacé par une instance d ifférente de
l’instance réelle.
Finalement, on parler a de «réalité virtuelle» dès lors que pour un opérateur donné dans une
situation donnée, l’ensemble étant décrit par le modèle M
R
IC, un ou plusieurs processus cognitifs
de virtualisation interviennent.
Notons bien que nous sommes en train de parler de processus cognitifs et non physiques de
virtualisation. Dire qu’un agent du modèle est remplacé par une nouvelle instance non réelle ne
signifie pas, d’un point de vue cognitif, qu’elle existe matériellement. Cela signifie que l’opérate ur
croit en cette nouvelle instance, autrement dit qu’il a l’illusion que cette instance est réelle.
3.1.2 Importance de l’interaction
Nous avons défini les p rocessus de virtualisation comme des processus de réinstanciation de s
agents du modèle. Ceci a notamment l’implication fondamentale que les quatre types d’interac-
tion que nous avons finis dans la section précédente sont toujours d’actualité, même si certains
d’entre eux sont virtualisés. Autrement dit, la conservation de nos quatre types d’interaction est
une condition nécessaire pour parler de réalité virtuelle. On constate donc à nouveau l’impor-
tance de l’interaction dans la notion de réalité virtuelle, et d’autre part que notre point vue sur
cette notion reste en harmonie avec l’ensemble des définitions proposées jusqu’ici.
3.2 Virtual i sation de l’environnement
3.2.1 Description
La première é tape de virtualisation qui vient naturellement à l’esprit est celle qui consiste
à v irtualiser l’environnement. Par rapport au modèle M
R
IC, ce premier niveau de virtualisation
consiste donc à réinstancier l’agent externe, ainsi qu’à «dévier» cognitivement les chemins d’in-
formation
et vers cette nouvelle instance d’agent externe. La situation ainsi obtenue est
représentée sur la figure 3 en page suivante, par une première variante du modèle M
R
IC nommée
M
R
IC-e.
La car actéristique principale de cette situation est que seul l’environnement (l’agent externe)
est virtualisé. L’opérateur est donc sensé garder pleine conscience de son corps, ma is dans une
certaine mesure faire abstraction de son environnement réel afin de se concentrer sur la nouvelle
instance, virtuelle, de celui-ci. On parlera ici d’environnement virtuel.
Nous pensons que ce premier niveau de virtua lisation est représenta tif de ce que l’on pourrait
appeler la «réalité virtuelle de bureau», c’est à dire des systèmes ne comprenant pas ou peu de
périphériques spécialisés, en particulier aucun périphérique d e type immersif. Les systèmes de
cette catégorie sont par exemple les ap p lications de CAO tridimensionnelle.
6 Définir le virtuel: une approche cognitive
OE’ E’O
A
E
P
I
Agent de Contrôle
TC
CT
A
P
OT
TO
A
Agent ExterneAgent Opératoire
Agent Mental Agent Physique
Physiques
Lois
P
Agent Externe Virtuel
Agent de Transcription
FIG. 3: M
R
IC-e : virtualisation de l’agent externe.
3.2.2 Exemple
Pour fixer le s idées, prenons un exemple concret d’application, celui décrit par Duchon and
Balet (1996) : il s’agit d’une application de CAO destinée à prototyper des modèles de satellites.
L’opérateur dispose d’une station de travail graphique ainsi que de quelques périphériques de
réalité virtuelle, tels un trackball e t des lunettes stéréoscopiques. Un logiciel de CAO permet à
l’opérateur de créer, manipuler et modifier des modèles virtuels de satellites.
Virtualisation de l’action En référence à la version M
R
IC-e du modèle (figure 3), l’ac tion est
virtualisée quand
prend le dessus sur , c’est à dire que l’opérateur «oublie» qu’il agit
sur son véritable environnement, et «ressent» l’ac tion directe sur l’environnement virtuel.
Concrètement, ce phénomène pe ut être v u comme l’adaptation de l’opérateur a ux outils d’in-
teraction proposés par le système. Une particularité fondamentale d e ce type de système est que
l’interaction ne se produit pas de manière naturelle : l’opérateur ne se sert pas de ses mains
comme il le ferait na turellement, mais doit apprendre à utiliser l’interface proposée par le sys-
tème (souris, clavier, joystick, interface grap hique etc ). Tant que cet apprentissage n’est pas com-
plet, l’opérateur doit encore fournir un travail cognitif non négligeable pour parvenir à ses fins.
Par contre, une fois le système d’interaction maîtrisé, l’opérateur oublie qu’il ne d ispose en
fait que d’une interface symbolique d’action sur l’environnement virtuel, et associera mentale-
ment se s actions physiques directement à leur résultante sur cet environnement. Ce p hénomène
d’«accoutumance» à l’interface, cara ctéristique d’un processus de virtualisation de est par-
ticulièrement visible dans d’utilisation intensive de jeux vidéos, les utilisateurs finissent par
acquérir des réflexes qui ne sont pas du tout innés, dans la mesure ils concernent l’action sur
les touches d’un clavier ou les boutons d’une souris.
Virtualisation de la p erception En référence à la ver sion M
R
IC-e du modèle (figure 3), la per-
ception est virtualisée quand
prends le dessus sur , c’est à dire que l’opérateur «oublie»
qu’il p erçoit son véritab le environnement, et «ressent» une perception directe de l’environnement
virtuel.
Définir le virtuel: une approche cognitive 7
Concrètement, un tel phénomène correspond par exemple à ne plus percevoir l’écra n de la
station graphique comme tel, ma is à l’interpréter comme une «fenêtre» sur l’environnement v ir-
tuel. A b straction est ainsi faite de la réalité matérielle des objets immédiats, et l’environnement
virtuel e st alors perçu comme étant «ici et maintenant». La perception est virtualisée. Pour faire à
nouveau référence aux phénomènes cognitifs expérimentés dans les jeux vidéos, une expression
caractéristique de ce phénomène de virtualisation est la position des joueurs devant l’écran. L’on
verra par exemple ceux-ci se déplacer légèrement pour tenter de mieux voir à travers une fenêtre
virtuelle, alors que ce dépla cement n’a évidemment aucun effet dans la mesure le point de
vue du joueur ne dépend pas de sa position physique rée lle. Cependant, ce comportement de -
vant l’écran montre bien que la perception du joueur est «abusée» par l’environnement virtuel,
et que est virtualisée.
3.3 Virtual i sation de l’agent physique
3.3.1 Description
Remontons d’un degré supplémentaire dans le modèle et envisageons la virtualisation d’un
agent de plus. Ce processus de virtualisation consiste donc à réinstancier l’agent physique tout
entier, ainsi qu’à «dévier» cognitivement les chemins d’information et vers une nou-
velle instance de l’agent physique. La situation ainsi obtenue est représentée sur la figure 4, par
une deuxième variante du modèle M
R
IC nommée M
R
IC-m.
O’T
PA
TO’
I
Agent de Contrôle
TC
CT
A
P
Agent Mental Agent Physique
Agent ExterneAgent Opératoire
Physiques
Lois
E
O’E’
A
E’O’
P
Agent ExterneAgent Opératoire
Physiques
Lois
Agent Physique Virtuel
Agent de Transcription
FIG. 4: M
R
IC-m : virtualisation de l’agent physique.
La caractéristique principale de cette situation e st que l’agent opératoire fait également l’objet
d’une virtualisation. La situation virtualisé contient donc cette fois-ci un environnement virtuel
mais également un «corps» virtuel pour l’opérateur. On parlera ici de monde virtuel.
Nous pensons que ce deuxième niveau de virtualisation est représentatif de ce que l’on a
coutume d’appeler la «réalité virtuelle immersive», dont les applications sont extrêmement nom-
8 Définir le virtuel: une approche cognitive
breuses à l’heure actuelle. Selon Burdea and C oiffet (1993) l’immersion consiste à procurer à l’opé-
rateur une sensation de « p résence physiqu dans le monde virtuel, c’est à dire que celui-ci doit
oublier son ex istence dans l’environnement immédiat, et se croire dans le monde virtuel. Pimentel
and Teixeira (1994) précisent d’ailleurs que d’un point de v ue opérationnel, un système d’immer-
sion idéal devrait être capa b le de stimuler tous les sens humains, c’est à dire aussi bien le toucher,
l’odorat et même le goût, que la vue et l’ouïe, jusqu’ici mieux maîtrisés.
3.3.2 Exemple
Considérons donc une situation d’immersion totale, avec les périphériques a ppropriés : gants
et combinaison de données, visiocasque etc. L’opérateur contrôle son «avatar» dans le monde
virtuel.
Virtualisation de l’action En référence à la version M
R
IC-m du modèle (figure 4 en page précé-
dente), l’action est virtualisée quand
prend le dessus sur , c’est à dire que l’opérateur
«oublie» qu’il commande son propre corps, e t «ressent» l’action directe sur son avatar virtuel.
Concrètement, une bonne virtualisation de
intervient quand le système par v ie nt à gérer
un isomorphisme total entre l’opérateur son avatar, chose qui reste encore extr êmement com-
plexe sur le plan technologique. À l’opposé des systèmes que nous avons qualifiés de «réalité
virtuelle de bureau», le principe des systèmes immersifs est de laisser l’opérateur agir naturel-
lement dans le monde virtue l. Si ce mécanisme est correctement mis en œuvre, le processus de
virtualisation de
permettra à l’opérateur d’accepter cognitivement son av atar comme nouvel
agent opératoire. Ce processus d’association de l’avatar à son propre agent opératoire, caractéris-
tique de la virtualisation de
est par exemple bien illustré dans un système de jeu de tennis
virtuel (Thalmann, 1998) l’on constate que les joueurs, malgré les contraintes matér ie lles qui
leur sont imposées, arrivent à disputer de s matchs avec un minimum d’habitude du système.
Virtualisation de la perception En référence à la version M
R
IC-m du modèle (figure 4 ci-
contre), la perception est virtualisée quand prends le dessus sur , c’est à dire que l’opé-
rateur «oublie» qu’il perçoit le harnachement des périphériques d’immersion dont il est revêtu,
et «ressent» une perception directe de son avata r virtuel.
Concrètement, l’efficacité de tels systèmes dépend d’une manière cruciale du retour perceptif
lié aux interactions avec l’environnement, et pas seulement des simples pe rceptions statiques :
par exemple, l’utilisation d’un casque de visualisation plutôt que de lunettes stéréoscopiques de-
vant un écran offre au système de réalité virtuelle la possibilité de modifier le point de vue de
l’opérateur quand celui-ci tourne la tête, chose impossible à réaliser avec un écran d’ordinateur.
La possibilité de v oir son propre avatar (en baissant la tête par exemple) est une a utre composante
essentielle de l’état d’immersion. Ce phénomène qui pousse l’opérateur à faire abstraction du côté
artificiel de la perception est caractéristique d’une virtualisation de , et trouve une illustra-
tion démonstrative dans les récentes expériences de «Cyber Sex», deux personnes, réellement
partenaires dans la vie claraient avoir ressenti des émotions aussi vives qu’elles auraie nt pu
l’être dans la réalité.
3.4 Réalité vs. virtualité
Les exemples d’application que nous avons f ournit jusqu’ici sont tous des exemples met-
tant en œuvre des environnements ou des mondes de synthèse. Nous voudrions montrer ici que
l’approche cognitive n’impose pas cette caractéristique, et que bien au contraire, elle peut dans
certains cas faire de la réalité de bien meilleurs mondes virtuels que les mondes de synthèse.
3.4.1 Virt ualité des environnements réels
Comme nous l’avons déjà noté à plusieurs reprises, l’obtention d’une situation de réalité vir-
tuelle passe par la virtualisation d’un (ou plus) agent du modèle M
R
IC. Une conséquence im-
Définir le virtuel: une approche cognitive 9
portante de cette caractéristique est que l’opérateur n’est jamais en contact direct avec l’environ-
nement virtuel concerné : il perçoit celui-ci au travers d’un écran ou grâc e à un visiocasque, il
agit sur celui-ci grâce à une interface de contrôle (souris, joystick... ) ou grâce à des périphé-
riques d’immersion (gants de données). Dès lors que le contact direct est impossible, comment
faire la différence entre en environnement réel et un environnement de synthèse ? Les seules
raisons actuelles qui permettent de faire une telle différence sont des raisons de nature tech-
nologique : piètre qualité des systèmes d’immersion, caractère visiblement artificiel des images
de synthèse. .. M ais ces ra isons ne constituent en rien un argument théorique valable. Il est par
exemple envisageable que dans l’avenir, les moteurs graphiques puissent produire des images
qui ne soient plus distinguables de la réalité filmée.
Tout ceci montre que d’un point de vue cognitif et compte tenu du fait que l’interaction avec
l’environnement virtuel est toujours indirecte, c’est à dire qu’elle passe par un système artificiel
de transmission d’information, un environnement rée l peut jouer le même r ôle qu’un environne-
ment de synthèse dans les situations déc rites p ar M
R
IC-e et M
R
ICm.
3.4.2 Virt ualité des mondes réels
De même que les environnements réels peuvent être virtuels d ans certaines situations, nous
devons aussi nous poser la question du statut des mondes réels, ce qui correspond au cas
l’agent opératoire virtualisé est réel lui aussi. Plaçons-nous dans une situation ou un robot tota-
lement isomorphe à un corps humain (humanoïde) évolue dans un environnement réel distant.
Un opér ateur, totalement coupé de l’environnement du robot, est doté des mêmes systèmes d’in-
teraction que d ans le cas d’une immersion dans un monde d e synthèse. Chaque mouvement de
l’opérateur est ainsi retransmis au robot, et chaque perception du robot est réc iproquement re-
tournée à l’opérateur. Ce tte situation se modélise exactement de la même manière qu’une immer-
sion dans un monde de synthèse, c’est à dire par le modèle M
R
IC-m. La particularité d’une telle
situation est que le «système» de réalité virtuelle n’a e n charge que les processus de transmission
de l’information entre le robot et l’humain. Les mécanismes de gestion de l’environnement et
de son interaction avec le robot sont implicites, dans la mesure la situation est réelle. Nous
sommes ici dans une situation d’immersion, qui, elle ou pas, rentre bien dans le cadre de la réa-
lité virtuelle. De plus, fonctionellement parlant, un tel système d’immersion constitue le système
le plus simple que l’on puisse imaginer, dans la mesure il n’agit que comme un «convoyeur»
d’information.
3.5 Détection d’in t entions
Nous avons jusqu’ici proposé deux degrés de virtualisation, allant jusqu’à la virtualisation
de l’agent physique complet. La question d ’une virtualisation à un degré encore plus profond,
c’est à dire au niveau de l’agent de transcription, se pose d onc naturellement. Nous montrons
ici qu’une telle situation, illustrée par la figure 5 en page suivante, peut être approchée grâce au
concept de détection d’intentions.
La situation idéa le d’interaction en alité virtuelle est c elle l’opérateur n’a plus aucun tra-
vail physique à fournir. Si l’on veut cependant que celui-ci garde le contrôle de la situation, il lui
faudrait alors exp rimer seulement ses intentions pour que la machine accomplisse automatique-
ment la tâche visée. La version idéale, totalement futuriste, d’un tel système met en œuvre une
communication de type télépathique entre l’homme et la machine. C ette idée peut cependa nt être
approchée par l’utilisation d’un système de détection d ’intentions qui réduirait au maximum le
travail physique de l’opérateur : le but est de laisser l’opérateur agir, mais de détecter le plus
rapidement possible ses intentions opératoires, afin de prendre le relai.
Par rapport au modèle M
R
IC, ce dernier exe mple consiste bien en une virtualisation au troi-
sième degré, c’est à dire l’agent de transcription lui-même est virtualisé. L’opérateur a ainsi
l’impression de n’avoir qu’à exprimer ses intentions (
) pour que le travail soit effectué. Ceci
constitue le plus haut degré de virtualisation que l’on puisse atteindre tout en gardant un opéra -
teur dans la situation.
10 Définir le virtuel: une approche cognitive
T’O’
A
O’T’
P
P
T’C
CT’
A
I
Agent de Contrôle
Agent Mental Agent Physique
Agent ExterneAgent Opératoire
Physiques
Lois
E
O’E’
A
E’O’
P
Agent ExterneAgent Opératoire
Physiques
Lois
Agent de Transcription
Agent de Transcription
FIG. 5: M
R
IC-i : détection d’intentions
Conclusion
ans cet article, nous avons tenté de définir le virtuel selon une approche cognitive et du
point de vue de l’interaction. Ce tte optique nous a d’abord conduit à proposer un modèle
de description du réel, le modèle M
R
IC, puis à introduire la notion de «processus de virtualisa-
tion». Ces processus ont été définis en terme de réinstanciation des agents d u modèle initial.
Cette approche a tout d’abord le bénéfice d’intégrer les caractéristiques majeures des défi-
nitions actuelles, et en particulier l’importance de l’interaction. D’autre part, elle introduit une
nouvelle catégorisation des situations de réalité virtuelle : alors que les deux grandes classes
d’applications de réalité virtuelle souvent distinguées sont celles qui simulent des environne-
ments réalistes d’une part, et celles qui produisent des réalités artificielles d’autre part, nous
pensons qu’il est plus pertinent, d’un point de vue cognitif, de distinguer en premier lieu les
applications «de bureau» l’interac tion se fait par des périphériques de contrôle nécessitant
un apprentissage minimum, et les applications «immersives» dans lesquelles l’interaction se fait
d’une manière naturelle à l’opérateur.
Enfin, l’utilisation du modèle M
R
IC a également montré que d’un point de vue cognitif, il
n’existe pas de différence conceptuelle entre les environnements réels et les environnements de
synthèse, les processus de virtualisation étant les mêmes dans les deux cas. Cette caractéristique
de notre approche, conjointement à d’autre variantes du modèle M
R
IC initial que celles décrites
dans cet article, nous permet de traiter d’autres situations, en particulier les situations de télé-
opération et de réalité augmentée (Verna and Grumbach, 1998, 1999).
Références
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Définir le virtuel: une approche cognitive 11
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12 Définir le virtuel: une approche cognitive